Entrevue avec François Jourde : la carte heuristique en toute lucidité



François Jourde, que nous découvrons dans cette entrevue, apporte une lecture particulièrement lucide de la carte heuristique, tant comme technique que comme démarche. Ses arguments, issus d'une pratique et d'une réflexion particulières, mettent en valeur une approche nouvelle de la carte heuristique à laquelle je souscris. On retrouve cette approche dans la communauté que construit aujourd'hui Frédéric Le Bihan (co-auteur de Organisez vos idées avec le Mind Mapping) avec l'École Française de l'Heuristique.
Cette approche, à la différence de ce qui se fait dans le monde anglo-saxon, s'intéresse au mieux penser au moins autant qu'aux outils et techniques de Mind Mapping. Je suis également d'accord avec François Jourde lorsqu'il dit que la carte heuristique ne doit pas être imposée car elle ne convient pas forcemment à tous. Je vous laisse découvrir l'entrevue :

- François Jourde, pourriez-vous vous présenter ?
Je vis à Bruxelles et j'enseigne la philosophie en France, à Lille (lycée Gaston Berger). Mes élèves (cycle secondaire, classe terminale) sont dans la filière technologique dite « tertiaire », avec concrètement 2 heures de philosophie par semaine, lestée d'un coefficient très léger… Ils sont souvent en difficulté scolaire, et « fâchés » avec l'écrit (ce qui n'est pas sans incidence sur l'intérêt d'utiliser avec eux des cartes heuristiques).
Depuis 6 ans, j'enseigne également la psychosociologie de la communication, dans le BTS de communication des entreprises du même lycée. Le public et la relation pédagogique y sont très différents (étudiants scolairement bien meilleurs, cursus suivi sur deux années).
Je collabore en outre depuis une dizaine d'années avec les éditions Hatier, pour lesquelles j'ai produit quelques œuvres numériques (voir les références sur mon site : www.jourde.eu). J'ai notamment publié un ouvrage comprenant des cartes conceptuelles, ayant chacune leur version en ligne animée et accompagnée d'un commentaire audio (www.livreetclic.com). Je travaille actuellement, avec le même éditeur, à un projet de cartes interactives en ligne.

- Dans quelles circonstances avez-vous découvert la carte heuristique ?
C'est un peu confus dans mon souvenir… Je pense avoir spontanément commencé à griffonner pour mes élèves des schémas sur le tableau noir. Mais j'ai en même temps pas mal griffonné pour moi-même, pour m'éclaircir les idées. J'ai ensuite conçu pour le site des éditions Hatier des cartes conceptuelles de philosophie.
Je précise que, comme beaucoup, je distingue la carte heuristique (hiérarchie d'éléments en arborescence) de la carte conceptuelle (relations d'éléments en réseau).

- Quelle est votre utilisation principale de l'outil carte heuristique ?
Mes usages en sont réellement multiples.
Dans le cadre de mon activité professionnelle (enseignement), je l'utilise assez systématiquement pour préparer mes plans de cours et mes progressions pédagogiques. Je l'utilise parfois pour la présentation du cours lui-même, sous forme photocopiée et/ou vidéoprojetée, — voire en élaborant la carte avec les élèves, au fil même du cours. Depuis peu, ayant un accès facilité à une salle informatique, je fais produire des cartes heuristiques à mes élèves, surtout pour le travail préparatoire à la dissertation de philosophie ou au commentaire de texte. C'est très efficace à titre de travail préparatoire (le but final étant de rédiger un texte).
Je produis aussi des fiches de synthèse, accessibles à tous, que je place en ligne (via mon site www.jourde.eu)…
J'utilise enfin régulièrement la cartographie pour la prise de notes en réunion et pour la gestion de projets, notamment dans mes activités associatives extra-professionnelles.

- Globalement, quels avantages et quelles limites voyez-vous à l'usage de la carte heuristique ?
Les avantages tiennent à la carte elle-même, mais aussi à l'outil informatique.
La carte est avant tout un outil visuel. Elle offre une vue synthétique, qui permet d'embrasser un sujet complexe. Elle permet notamment d'identifier et de découvrir des relations entre des éléments distants. (Présentés linéairement dans un texte, ces éléments pourraient être séparés de plusieurs pages et dès lors difficilement rapprochables.)
L'outil informatique, lui, permet de se libérer complètement des limites physiques de la page (la carte peut s'étendre indéfiniment), de déplacer et de modifier à loisir les éléments de la carte, de faire varier la complexité de la présentation (en pliant/dépliant les branches), d'hypertextualiser les branches et d'y lier des documents, d'organiser un travail collaboratif…

Quant aux limites de la carte heuristique, elles tiennent également à sa nature visuelle. Tout le monde n'est pas aidé par une représentation visuelle et spatiale de l'information, et il ne faut certes pas imposer à tous l'usage de la carte heuristique ! De même, il n'est pas toujours facile de savoir où entrer dans une carte (problème de la hiérarchie de l'information et du sens de lecture).
Les limites tiennent aussi au caractère synthétique de la carte, dont le contenu condensé peut manquer de clarté, n'être pas assez explicite. Il est en ce sens difficile, je trouve, de produire des cartes autonomes, c'est-à-dire compréhensibles par tout un chacun, sans explications extérieures. Où placer le curseur de la concision ?
Je note enfin une limite qui tient au fait de ne pas toujours nommer les relations elles-même, c'est-à-dire les liens logiques entre les éléments de la carte. En effet, la présence d'un lien graphique entre des éléments ne doit pas faire oublier que la vraie compréhension consiste à savoir nommer la relation que figure ce lien. Cela est sensible lorsque l'on transcrit linéairement, sous forme de texte, une carte : on voit alors l'imprécision des articulations entre les éléments, donc l'imprécision de la carte. C'est un peu la même faiblesse que celle présente dans les diaporamas numériques (Powerpoint…) : juxtaposer deux « slides » ne suffit pas pour produire une vraie articulation entre deux idées.

- Utilisez-vous un logiciel de carte heuristique ? Lequel ou lesquels ?
Mon premier logiciel a été Inspiration 6.0, avec lequel j'ai produis des cartes conceptuelles pour mon enseignement, mais aussi pour des fiches de philosophie publiées en ligne par Hatier. J'ai ensuite travaillé avec Omnigraffle, sur Mac OS, un logiciel de cartographie conceptuelle très puissant graphiquement. J'utilise aujourd'hui 4 outils :
1)Freemind, surtout dans le cadre scolaire (il est très performant, mais surtout en licence libre, ce qui lève la barrière financière) ;
2)Mindmanager (surtout pour la qualité de son interface et la possibilté d'attacher des documents aux branches) ;
3)Mindmeister (pour la publication de cartes en ligne et la fonction collaborative).
4)Pour les diagrammes conceptuels, j'utilise CmapTool (licence libre).
Je mène cependant une veille assez active quant aux nouveaux logiciels, — notamment grâce à votre blogue !

- On assiste aujourd'hui à une multiplication des blogues, sites, logiciels et applications en ligne sur la carte heuristique. Y aurait-il selon vous un lien entre la pratique de la carte heuristique et une culture numérique / internet ?
C'est une question importante, et je n'esquisse ici que quelques pistes de réponses.
Il me semble que la pratique croissante de la lecture hypertextuelle déshabitue quelque peu de la lecture cursive et continue de longs textes… et qu'elle familiarise dès lors à la lecture des cartes d'idées, qui permettent précisément une lecture discontinue.
La culture numérique, dominante aujourd'hui, est largement une culture visuelle (les écrans sont partout), et mêle profondément le texte et l'image. C'est précisément ce que fait la carte heuristique.
La culture numérique nous expose aussi à une saturation informationnelle, qui suscite le besoin d'outils de visualisation synthétique de l'information. La carte heuristique joue ce rôle (avec d'autres outils existants ou à venir).

-Au-delà de la technique, pourriez nous donner votre vision de la démarche heuristique ?
Je dirais que la démarche heuristique est un formidable moyen pour gagner du temps (l'organisation) et pour mettre ses idées au clair (la compréhension, mais aussi la découverte). L'important est de ne pas hésiter à réorganiser sans cesse une carte : ce doit être une élaboration constante !
Personnellement, j'intègre peu de figures (dessins) dans mes cartes heuristiques, sinon quelques jeux de couleurs et quelques icônes simples. Je m'interroge encore sur ce point, et je sens que ma pratique n'est pas assez complète…



Commentaires

Anonyme a dit…
Excellent billet, très instructif, bravo !
Merci Marie.
Merci Philippe pour ce billet qui démontre bien que ce qui fait avant tout l'intérêt d'un outil, c'est ce qu'on peut en faire et non l'outil en lui-même : à chaque outil, sa fonction

Franck
C'est vrai, dans un monde où se mutliplient les outils numériques, on a tendance a perdre de vue l'utilité.
JJG a dit…
Il est très juste de reprocher aux traits entre deux idées de ne pas indiquer la nature du lien argumentatif. Il y a deux palliatifs: un code de signes ou de couleurs (conséquence, objection...). professeur de philosophie moi aussi,je pratique ça "manuellement".